Petite histoire du film
Avril 1986. Le producteur René Cleitman organise une projection de son dernier film à son patron, Jean-Luc Lagardère. A la tête d'Hachette Première, Cleitman a produit le nouveau Bertrand Blier, Tenue de soirée. Un film choc, avec Depardieu, Blanc et Miou-Miou. Le sujet: l'homosexualité. Le ton: des dialogues fleuris et épineux. La presse salue l'artiste Blier, pointe un scandale probable. Cannes sélectionne l'oeuvre. Lagardère, homme de valeurs dès qu'il s'agit d'arts, assiste furieux à ce spectacle ou travestis côtoient prostituées. A la fin de la projection, fou de rage, il jette à Cleitman: « J'ai honte pour la France. » Malgré le succès public, trois millions d'entrées France, le Prix d'interprétation décerné à Michel au Festival de Cannes 1986, le patron de Matra-Hachette ne décolère pas. Son épouse Betty, éprise des artistes, tente de l'amadouer. En pure perte.
Lagardère convoque Cleitman et le punit. « Vous produirez tous les deux ans un classique de la littérature française. » Et de citer « La Chartreuse de Parme », « Le Hussard sur le toit »... Livide, le très calme Cleitman ne peut qu'accepter. L'idée ne l'excite guère. Les films de patrimoine, pas son truc. Il fait une razzia dans une librairie. Flaubert, Balzac, Zola... Lequel choisir? Le fougueux Angelo de Giono semble un bon compromis.
Ironie du hasard, voici Jean-Paul Rappeneau qui lui fait part de son désir d'adapter « Cyrano de Bergerac. » Un très gros budget, un film d'amour et d'aventure. Arme de dissuasion massive : Gérard Depardieu portera le nez et l'épée du gascon. L'acteur est au summum de sa popularité. Avec Francis Veber, Bertrand Blier, il aligne les cartons.
Jean-Claude Carrière forme tandem avec le cinéaste de Tout feu, tout flamme afin de ramener la pièce à un film de deux heures là ou le texte de Rostand dépasse les trois heures. Un travail au point de croix, mot à mot, vers après vers. Une fois remis leur version, le Cyrano de Rappeneau est chiffré. Plus de soixante millions de francs ( 10 millions d'euros ). Un lourd investissement pour un projet pas forcément capable d'attirer un public jeune. C'est oublié la méticulosité, le sens du rythme, du cinéaste. Et son soliste, le dénommé Depardieu.
On tourne en Hongrie, contraintes budgétaires oblige. Anne Brochet sera Roxanne, Jacques Weber, le Duc de Guise, Vincent Perez, Christian... Les techniciens? La crème. Pierre Lhomme à la photo, un tandem italien pour les costumes et les décors, une musique symphonique...
Gérard Depardieu, sur les épaules duquel repose la réussite artistique et commerciale du projet, doit apprendre des kilomètres de texte. Exercice auquel il n'est plus habitué. A l'aide de post it posé sur le décors, il reconstitue les dialogues. Mais Rappeneau appartient à la trempe des cinéastes exigeants. Depardieu enrage le soir dans sa chambre d'hôtel à Budapest. Au point de fracasser une armoire, briser net des chaises, une colère que provoque sa difficulté à mémoriser ses tirades. Cyrano est une mécanique de précision. Chaque verbe mérite une intonation précise. Depardieu se bat contre lui-même, avouant vingt ans plus que cela aura été son travail d'acteur le plus douloureux.
A sa sortie, fin mars 1990, Cyrano de Bergerac reçoit des brassées de fleurs de la part de la critique. Le public suit. Un bouche à oreille enthousiaste se met en place. Mi-avril, le délégué général du Festival de Cannes, Gilles Jacob annonce la sélection du Film. Sa projection officielle fait chavirer le Festival. Depardieu est salué par la presse internationale. Fort logiquement, l'acteur reçoit le prix d'interprétation. Ce qui relance la carrière commerciale du film. Les trois millions d'entrées sont dépassés.
Huit mois plus tard, dix César récompensent Rappeneau-Depardieu. Nommé à cinq reprises aux Oscar, Cyrano en gagne deux. Décors et costumes. Depardieu fera parti des rares français nommés dans la catégorie du meilleur acteur. Quasi favori, une contre-attaque est lancé par un publiciste roulant pour un autre comédien. Dans un interview au Time, dont il fait la Une, l'ancien voyou de Chateauroux évoque les tournantes qui avaient lieu dans son quartier. Immédiatement, on le traite de violeur. C'est faux mais l'Oscar lui échappe au pays de la bigotterie.
In fine, le Cyrano de Rappeneau est un enchantement, drôle et tragique, subtil et racé. Un chef d'oeuvre. René Cleitman aura redoré son blason auprès de Jean-Luc Lagardère. Et met en chantier « Le Hussard sur le toit » d'après Giono, avec Rappeneau à la mise en scène. Patrimoine, patrimoine.
Source : lewesternculturel.blogs.courrierinternational.com